Sunday, March 8, 2015

Investir dans la jeunesse des banlieues, une urgence nationale

Les attentats du 7 janvier dernier m'ont bousculé, comme beaucoup d'entre nous. Après le chagrin et les marches, j'ai aussi eu envie d'agir. J'ai commencé par écrire une tribune. Grâce à l'excellente responsable de la communication de TSE, Jenni, elle a été publiée hier sur le site de La Tribune et sur le blog de TSE. En voici une version légèrement améliorée, avec liens vers les travaux cités. J'ai aussi donné une conférence sur ce thème devant le Cercle du Bazacle, le club d'entreprises partenaires de TSE. Merci à Joel et Karine, les organisateurs des conférence du Cercle, d'avoir accepté avec enthousiasme ma proposition et de m'avoir donné la parole. Merci à tous ceux qui sont venus ce jour là de leurs commentaires et de leurs encouragements.

Voici le texte de la tribune.

Les attaques terroristes contre Charlie Hebdo et le supermarché Hyper Casher et les marches historiques qui les ont suivies appellent une réponse politique. La nature de cette réponse nous définira en tant que société et exprimera nos valeurs. Nous sommes à un carrefour. Nous pouvons bâtir sur ce gâchis et ces meurtres inqualifiables, mais aussi sur la magnifique réaction qui les a suivis, une société meilleure, ou une société de la peur.

Bien entendu, il y aura une réponse sécuritaire. Mais limiter notre réponse à ces événements à un Patriot Act à la française serait un désastre. Nous barricader dans nos maisons, calfeutrer nos enfants dans leurs écoles, ériger notre pays en forteresse infranchissable ? Si c’est notre seule réponse, elle est terrible, car elle porte le ferment de la peur et du délitement de notre société dans l'entre-soi, dans la méfiance de tout ce qui est différent, et finalement dans la peur de tous envers tous.

Il faut une autre réponse, complémentaire. Plus ambitieuse. Plus belle aussi. Cette réponse, c'est d'investir dans la jeunesse de nos banlieues, de valoriser et de soutenir l'émergence de participants actifs à la société de demain. Ils existent déjà. Mais nous ne les voyons pas. Ils sont barrés dans notre esprit par les Merah, les Kouachi, les gangs des barbares, les règlements de compte, les trafics de drogue, le chômage, les émeutes. Mais ils sont là, l'immense majorité silencieuse qui s'accroche, qui a choisi la vie, ses frustrations et ses joies, et qui a rejeté toute idéologie mortifère. Je pense à mon camarade prépa, Mohamed, le seul arabe qui n'était pas fils d'émir dans notre lycée huppé du centre-ville de Toulouse. Momo est ingénieur maintenant. Il venait du quartier des Izards, comme Merah. Je pense à mes amis volleyeurs de Villejuif, avec lesquels j'ai joué pendant des années, qui m'ont accueilli à bras ouverts, moi, le "çaifran". Avec mon accent du Sud-Ouest et ma barbichette, ils m'appelaient d'Artagnan. Ils sont devenus mes amis, eux, les renois, les noichs, les rebeus. J'ai passé tellement de bons moments avec eux que j'ai fini par prendre leurs expressions et leurs intonations au point que mes amis "normaux" m'appelaient « la racaille ».

Ils sont là, ceux qui ont dit non aux extrémismes et oui à la société française. Ils sont l'immense majorité, mais ils ont besoin de nous. Comment les aider ? Comment faire pour qu’il y ait plus de Momo et moins de Merah ? Quelle est la meilleure approche ? Investir dans l'école ? Changer la politique urbaine ? Lutter contre les discriminations ? Intervenir sur le fonctionnement du marché du travail ? Un débat légitime doit avoir lieu autour de ces options, éclairé au mieux par des évaluations rigoureuses.

Ma propre conviction est que la forme d'investissement la plus efficace est dans des programmes éducatifs auprès des très jeunes enfants et de leurs parents. Ces programmes ne visent pas à développer les capacités cognitives des enfants ou à leur apporter des connaissances scolaires, mais à les aider à être mieux eux-mêmes en leur apprenant à planifier des tâches, gérer leurs émotions et résoudre leurs conflits avec les autres de manière pacifique. Certaines interventions transmettent aussi aux parents des informations simples et parfois ignorées comme les bénéfices de parler à son enfant même s’il ne parle pas encore lui-même ou de lui lire des histoires le soir. Des recherches récentes, résumées par Jim Heckman et Tim Kautz dans un excellent document pour l'OCDE, ont mis en évidence que des versions expérimentales de ces programmes permettent de réduire de manière drastique l'engagement dans des activités illégales à l'âge adulte mais aussi qu'ils augmentent le pourcentage de diplômés du supérieur dans de fortes proportions. De tels effets sont obtenus avec un investissement somme toute limité: le programme étudié par Yann Algan et ses coauteurs par exemple est constitué de 19 séances de jeux de rôle par groupe de 3 avec un travailleur social. Yann a présenté les impacts à long terme de ce programme lors d'une conférence à l'Institut d'Etudes Avancées de Toulouse (IAST): ils sont spectaculaires. Les résultats de ces recherches montrent aussi que ces programmes sont d'autant plus efficaces qu'ils arrivent tôt dans la vie de l'enfant. Plus on laisse le temps à certains comportements de s'installer, plus ils sont difficiles à modifier par la suite. Ce n'est bien sûr pas une raison pour ne rien faire pour les adolescents et les jeunes adultes, mais c'est une raison pour réfléchir sérieusement à des interventions dès la petite enfance. C'est ce qui a conduit Jim Heckman a proposer son équation pour un meilleur investissement éducatif: investir tôt en ciblant mieux.

Je trouve ces preuves empiriques convaincantes, mais ma conviction est aussi plus viscérale. Je pense à tous mes amis de Villejuif qui m'ont dit "Si j'avais su, j'aurais travaillé plus à l'école. Mais je m’en foutais. Et puis c’était toujours la foire." Je pense à mon amie directrice de centre aéré dans un quartier difficile de Toulouse qui a démissionné avec l'ensemble de son équipe au début de l'année, victimes d'un burnout collectif face à l'extrême détresse sociale dont ils étaient témoins, jour après jour, face à ces enfants perdus, violents, tristes et face à ces parents dépassés, démunis, avec parfois aucune autre réponse que l'indifférence ou la violence. Ces programmes apportent des réponses concrètes au désarroi des parents et à la souffrance des enfants.

Il ne faut pas s'y tromper, la lutte commence maintenant pour gagner les cœurs et les esprits des enfants des banlieues. La lutte contre les extrémistes, les bandes, les délinquants, les trafiquants. Si nous ne voulons pas que ces gamins aillent grossir leurs rangs, c'est maintenant qu'il faut leur donner leur chance, leur donner les bonnes armes, celles qui leur permettront de s’intégrer à la société et d’y poursuivre leur bonheur. Existe-t-il un plus beau projet collectif ? Qui y a-t-il de plus beau que la gratitude d'un enfant ? Et qu'avons-nous à risquer sinon à les voir s'engager encore plus dans la société et à y contribuer de manières que nous n'imaginons même pas encore aujourd'hui ?